Éthérés

Rencontres avec l’Inexplicable

Ces récits parlent d’êtres inexplicables qui ont croisé mon chemin à différents moments de ma vie. Cependant, je tiens à préciser que je ne crois pas à l’existence de fantômes ou d’esprits. Cela dit, comme vous le verrez, j’ai suffisamment de raisons de penser qu’il existe des choses que notre façon de percevoir la réalité, y compris la science, ne peut pas expliquer.

La dame de la chambre

Quand j’avais environ huit ans, je passais mes vacances chez mes grands-parents, à Rancagua, une ville tranquille du Chili. Leur maison, faite d’adobe, se dressait fièrement dans la vieille partie de la ville, avec ses murs épais et son charme suranné. Pour moi, cette maison semblait gigantesque, bien qu’en réalité, elle n’ait probablement pas plus de cent ans, un âge déjà vénérable dans un pays où les tremblements de terre prenaient soin de renouveler régulièrement l’architecture.

J’aimais cette maison. Ses murs massifs, qui avaient résisté à d’innombrables secousses sismiques, m’enveloppaient d’une étrange sensation de sécurité. Ces murs maintenaient aussi l’intérieur agréablement frais pendant les chaudes journées d’été. Le toit, avec ses tuiles vieillottes, me fascinait. Dans ma maison de Valparaíso, où nous vivions le reste de l’année, les toits en tuiles étaient rares, remplacés par des toitures modernes et fonctionnelles. Quand j’en parlais à ma grand-mère, elle soupirait.

— Les tuiles ne causent que des soucis, m’expliqua-t-elle.
— Pourquoi donc ? demandai-je en levant les yeux vers le toit, immobile sous le soleil.
— Le vent et les chats les déplacent, répondit-elle.
— Les chats ? Pourquoi feraient-ils ça ? ajoutai-je, perplexe.

Elle haussa les épaules avec une assurance tranquille.
— Ils cherchent des nids, d’oiseaux ou de souris.

À cet instant, mon imagination s’emballa. Je me représentais des petits rats ailés s’échappant d’un nid caché. Mais ma grand-mère, fidèle à sa manière, me ramena rapidement à la réalité :

— Tu n’as rien à faire ?

Je savais qu’une réponse affirmative m’aurait probablement épargné une tâche, mais j’étais un bien piètre menteur. Alors, je répondis honnêtement :

— Non. Pourquoi ?

Elle me confia alors une mission aussi surprenante qu’amusante.
— Si tu vois un chat sur le toit, prends le tuyau d’arrosage et mouille-le bien. Ces bêtes déplacent les tuiles, et quand il pleut, la maison prend l’eau.

Aider ma grand-mère semblait toujours plus excitant que ce que mon grand-père exigeait de moi : étudier, nettoyer ou, pire encore, rester immobile en silence. Mon aînée de seulement un an, ma sœur, s’entendait bien mieux avec lui. Moi, je passais mon temps à me cacher, évitant qu’il ne trouve une nouvelle tâche à me confier. Cette fois, décidé à aider ma grand-mère, je me mis en quête des chats errants. Jour après jour, je montais sur des tabourets ou des chaises, scrutant le toit, mais jamais je ne vis un seul chat.

Un matin, alors que je faisais ma ronde, j’aperçus ma grand-mère descendue d’une échelle appuyée contre le mur. Intrigué, je m’approchai.
— Tu as vu un chat ? lui demandai-je, curieux.

Elle me lança un regard étonné, avant de se rappeler notre conversation précédente.
— Non, non. J’ai juste mis du charqui à sécher sur le toit.

Ma curiosité fut piquée au vif.
— Qu’est-ce que c’est, le charqui ? demandai-je.

— Une nourriture pour les longs voyages, répondit-elle.

— Quelle sorte de nourriture ? continuai-je, alors qu’elle s’éloignait déjà, absorbée par une autre de ses innombrables occupations. Rarement la voyais-je prendre du temps pour elle. Elle se retourna, et cette fois son regard était celui d’une institutrice expérimentée, bien décidée à calmer un élève trop bavard.

— Tu ne devrais pas plutôt surveiller les chats ?

— Mamita, est-ce que je peux goûter à ce charqui ? demandai-je d’un ton aussi formel que possible, utilisant le surnom affectueux que mes sœurs et moi lui avions donné.

Elle hésita un instant.
— D’accord, mais un seul. Monte sur le toit et prends-en un parmi ceux de droite, ils sont prêts. Et fais attention à ne pas déplacer les tuiles.

Je fus abasourdi. Personne ne m’avait jamais autorisé à grimper sur un toit. Ce simple geste conquit à jamais une partie de mon cœur d’enfant. Encore aujourd’hui, ce souvenir reste gravé en moi, non seulement pour l’aventure en soi, mais aussi pour ce qu’elle déclencha : une petite odyssée dont je me souviens comme si c’était hier.

C’était une échelle faite maison, construite avec deux longues branches d’arbre bien droites et des rameaux plus courts servant de barreaux. Je montai lentement, un pied après l’autre, avec précaution. Une fois à la hauteur des tuiles, un monde nouveau s’ouvrit devant moi, un monde que je n’aurais jamais imaginé. Un espace immense, baigné de soleil et de ciel ouvert, où personne ne viendrait me contraindre à étudier.

Je fis un premier pas sur le toit et sentis la fragilité de la tuile sous mon poids. Instinctivement, je me dis qu’il valait mieux marcher sur celles qui formaient le canal, car elles semblaient mieux soutenues. Mon regard se tourna à droite, où, sur des papiers étalés, je remarquai des bandes d’une matière sombre, de différentes épaisseurs, ne dépassant pas cinq centimètres de long. Je m’assis prudemment sur une tuile avant d’en attraper une. Je me sentais bien plus en sécurité assis que debout sur ces tuiles qui semblaient si fragiles. Contrairement aux tuiles modernes, qui s’imbriquent comme les pièces d’un puzzle pour former une structure solide, celles-ci étaient toutes indépendantes et bougeaient chacune à leur gré.

Je compris alors pourquoi les chats n’avaient aucun mal à les déplacer.

Encuentros con lo Inexplicable

J’attrapai un morceau de charqui et le humai. Une légère odeur de viande grillée s’en dégageait, presque familière. Je mordis dedans, et ce fut comme mordre dans une branche d’arbre. D’abord, il semblait céder sous mes dents, mais très vite, il s’avéra aussi dur qu’une semelle de chaussure. Le goût, d’abord intensément salé, se transforma en une saveur de viande trop cuite au barbecue.

Je me demandai un instant si cela était vraiment fait pour être mangé. Pourtant, le goût n’était pas désagréable. Alors, je continuai à mâcher, cette fois avec mes molaires, déterminé à en venir à bout. Peu à peu, la texture changea, devenant plus tendre, suffisamment pour que je puisse arracher un minuscule morceau. Mâcher ce charqui, c’était comme mâcher un vieux chewing-gum extrêmement salé.

Tandis que je mastiquais, mon regard se perdit autour de moi. De cette hauteur, je pouvais voir la maison dans son ensemble. Elle formait une sorte de U carré, avec un côté bien plus long que l’autre. Le centre de ce U était un espace à ciel ouvert, un petit jardin entouré par la salle à manger et la cuisine. De ma position, j’apercevais juste la porte de la cuisine et, à travers celle-ci, ma grand-mère occupée à ses tâches habituelles.

C’était comme si je me trouvais dans un autre monde, suspendu entre le ciel et la terre, dans un lieu secret que personne ne pouvait perturber.

— Álvaro, mais qu’est-ce que tu fais là-haut ! — Le cri de ma tante me ramena brusquement à la réalité, me donnant une frayeur monumentale.
— Je mange du charqui et je veille sur les tuiles, — lui répondis-je.

Ma tante, qui me connaissait bien, ne releva pas cette histoire de tuiles et me lança simplement :
— Descends de là, tu pourrais tomber !

Mais j’avais une phrase magique, une sorte de passe-partout qui pouvait me tirer de toutes les situations, même avec mes parents :
— La mamita m’a donné la permission.

Elle regarda sa mère, ma grand-mère, qui lui répondit calmement :
— On ne peut pas traiter les enfants comme s’ils étaient en cristal. Laisse-le apprendre.

— Fais attention, — se contenta de dire ma tante. Chez nous, quand la matriarche donnait son avis, il n’y avait pas de débat possible. J’aimais que ma grand-mère soit de mon côté. Elle avait cette autorité douce acquise après des années à enseigner. Elle m’avait appris à lire à quatre ans et, à cinq, je dévorais déjà les romans de science-fiction de mon père. Tout ça, c’était grâce à elle.

Je remarquai que le côté de la maison où je me trouvais était légèrement plus long que celui où se situait la cuisine. J’avais déjà vu une porte là-bas, mais je n’y avais jamais prêté attention. Ce coin donnait sur une sorte d’espace ouvert, en partie couvert, où mon grand-père rangeait ses outils. On appelait ça le galpón. J’avais toujours pensé que derrière cette porte, il n’y avait rien d’autre que des boîtes et des restes d’inventions abandonnées par mon grand-père. Quelque chose me poussa à descendre du toit pour aller jeter un œil à cette pièce.

Je me levai et, avec précaution, m’approchai du bord où se trouvait l’échelle. Descendre me semblait soudain bien plus difficile que monter. Ma grand-mère, toujours occupée dans la cuisine, ne faisait pas attention à moi. Je saisis le haut de l’échelle et me retournai lentement pour poser un pied sur le premier barreau. Je sentais presque le regard de ma grand-mère dans mon dos, et cela me rassura. Comme le chat de ma sœur qui avançait avec précaution sur les surfaces instables, je mis tout mon poids sur chaque barreau avant de descendre au suivant. Enfin, je touchai le sol. Je me retournai et lui adressai un sourire qu’elle me rendit.

Je longeai ce côté de la maison jusqu’au galpón. Immédiatement sur ma gauche, il y avait une pièce dont la porte était légèrement entrouverte. Je m’approchai et la poussai doucement. Ce que je vis alors me laissa stupéfait. Ce n’était pas la pièce encombrée que j’imaginais. Non, quelqu’un vivait là. Une vieille chambre avec un lit en fer orné de boules de laiton aux coins, une couverture rejetée sur le côté comme si quelqu’un venait de se lever, une table de chevet, une armoire, et un petit meuble chargé d’objets qui ressemblaient à ceux de ma grand-mère : un miroir, une brosse à cheveux. Tout cela me paraissait étrange. Je connaissais les chambres de tout le monde dans cette maison, et personne ne dormait de ce côté. Mais où était donc cette personne ? Depuis le toit, j’aurais vu quiconque sortait pour aller aux toilettes.

Je sortis de la pièce, sans savoir pourquoi je me faisais si discret, et me dirigeai vers la cuisine pour demander à ma grand-mère qui dormait dans cette chambre.

En chemin, je tombai sur mes deux sœurs, postées au pied de l’escalier. Elles regardaient en direction de la cuisine, où des voix élevées se faisaient entendre. Paloma, un an plus âgée que moi, et Daniela, quatre ans de moins, avaient l’air inquiètes.

— Qu’est-ce qui se passe ? — demandai-je.

— Papa sait que tu es monté sur le toit, — répondit Paloma.

— Mais il n’était pas là. Comment a-t-il su ?

Personne ne me répondit, mais Paloma et moi tournâmes nos regards vers Daniela, qui nous fixa avec un air offensé.
— Ce n’est pas moi, — dit-elle.

Daniela, âgée de quatre ans, savait toujours tout ce qui se passait et où se trouvaient les choses perdues. Elle rapportait tout à maman, mais elle ne mentait jamais. Les voix dans la cuisine montaient encore d’un ton.

— Mais voyons, tu faisais pareil quand tu étais petit, — disait ma grand-mère à mon père.
— Et j’ai pris une belle raclée quand je déplaçais des tuiles, sans parler du jour où je suis tombé, — rétorqua-t-il.
— Et tu as appris à faire attention. Laisse-le. J’ai observé Álvaro, et il fait attention.

— Je suis responsable de cet enfant, et bien que nous soyons chez vous, vous ne pouvez pas prendre ce genre de décisions sans mon consentement ! — répondit-il, visiblement en colère.

C’est alors que se produisit l’impensable. Ma grand-mère gifla mon père. Le temps sembla s’arrêter. Mes sœurs et moi reculâmes instinctivement d’un pas.

— Ne me parle plus jamais sur ce ton ! Je suis ta mère, et tu me dois le respect. Cette maison est la mienne, et en ton absence, les décisions concernant les enfants me reviennent.

Nous ne restâmes pas pour voir la suite. Comme par magie, nous étions déjà de l’autre côté du galpón, cachés derrière une énorme perceuse que mon grand-père avait achetée pour une mine de cuivre dans la cordillère des Andes.

— Mamie a giflé papa, — murmura Daniela, encore sous le choc.
— Tu vas te faire gronder pour ça, — me dit Paloma.

— Ce n’était pas mamie qui giflait papa. C’était une mère apprenant à son fils à ne pas être malpoli, — répliquai-je.

— Mais c’est papa ! — dit Daniela.

— Mais avant d’être papa, il est le fils de mamie.

Nous n’avions jamais pensé à notre père comme au fils de quelqu’un. Bien sûr, nous savions que mamie était sa mère, mais nous n’avions jamais imaginé que leur relation de mère et fils était encore vivante. Pour nous, c’étaient juste deux adultes de la famille, rien de plus.

Après un moment, l’ennui nous gagna, et nous retournâmes vers la maison. En chemin, nous passâmes devant la porte de la pièce.

— Tu sais qui dort là ? — demandai-je à Daniela.

— Où ça ?

Je m’arrêtai, à peine à trois mètres de la porte.

— Cette porte, — répondis-je en pointant du doigt.

— Personne ne dort là. C’est rempli de vieilleries de grand-père.

— Ce n’est pas vrai. J’y suis allé tout à l’heure, et c’est une chambre. Viens voir, — rétorquai-je en avançant vers la porte que j’ouvris, certain que la pièce serait toujours vide puisque personne n’était passé par là depuis.

Nous entrâmes tous les trois. La chambre était exactement comme je l’avais laissée.

— Quelqu’un a nettoyé tout ça, — dit Paloma. — Il y a quelques jours, c’était plein de boîtes couvertes de poussière.

Un bruit métallique attira notre attention. Nous tournâmes tous les trois les yeux vers le lit.

Une dame incroyablement ridée, qui semblait très, très âgée, était allongée sous une couverture, comme si elle avait froid. Mais ce qui nous frappa le plus, c’était son regard. Elle nous fixait avec des yeux grands ouverts, une expression de peur sur le visage.

Au début, je pensai qu’elle était simplement surprise que nous soyons entrés sans frapper. Mais très vite, je réalisai que ce n’était pas ça. Ce n’était ni de la surprise ni de la colère. C’était de la peur. Une peur profonde.

Je ne l’avais jamais vue auparavant, et je supposai qu’elle ne nous connaissait pas non plus. Me rappelant les bonnes manières que mamie exigeait de nous lorsqu’elle nous présentait à sa famille ou à celle de grand-père, je pris la parole :

— Bonjour. Je m’appelle Álvaro, elle, c’est Paloma, et elle, c’est Daniela, — dis-je en désignant mes sœurs du doigt.

Cela sembla la calmer un peu. Elle nous observa un par un, comme si nous lui rappelions quelqu’un.

— Nous sommes les enfants de Pádraig, — ajoutai-je pour lui donner un indice sur qui nous étions.

Elle ne répondit pas. Lentement, elle se tourna sur le côté, s’installa plus confortablement sous la couverture, et ferma les yeux. Elle nous ignora complètement.

Nous restâmes là un moment, immobiles, à la regarder. Comme si nous attendions un signe, une réponse, quelque chose qui prouverait qu’elle était bien consciente de notre présence.

Encuentros con lo Inexplicable

— Bonjour, Madame. Vous allez bien ? — demanda Paloma.

— Elle n’est pas là. — dit Daniela en regardant la femme.

— Elle ne va pas bien ? Comment tu le sais ? — demanda Paloma, intriguée.

— Nooon. Elle n’est pas là.

— Qui ça, “elle” ? — demandai-je.

— Eh bien, elle.

— Mais bien sûr qu’elle est là ! — répondis-je, un peu agacé.

— Tu ne les vois pas, là-bas ? — lança Paloma presque en même temps, d’un ton inquiet.

Daniela haussa simplement les épaules et quitta la pièce, tout en fixant la femme comme si elle voyait quelque chose pour la première fois. Paloma regarda sa petite sœur, puis la femme allongée sur le lit, qui n’avait pas bougé d’un pouce.

— Quelle drôle de sensation, me dit-elle. — Tu ne trouves pas qu’il fait plus froid tout à coup ?

Je n’avais rien remarqué. Pour moi, la pièce semblait exactement comme au moment où nous étions entrés. J’allais lui répondre que non, que je ne sentais pas de froid particulier, quand j’entendis notre mère nous appeler pour le goûter. Paloma sortit presque en courant, ravie d’avoir une excuse pour ne pas rester ici. Moi, je restai encore un instant, observant cette femme mystérieuse. Qui était-elle ? Elle semblait plus âgée que mamie, mais ce n’était pas si rare. Une semaine plus tôt, mamie nous avait emmenés rendre visite à une cousine de grand-père, et honnêtement, elle avait encore plus de rides que cette femme.

— Álvaro ! appela ma mère, agacée. Comme d’habitude, le temps semblait passer plus vite pour les autres que pour moi.

Je quittai la pièce en refermant la porte avec précaution pour ne pas la réveiller. Juste avant que la porte ne se referme complètement, je vis qu’elle m’observait du coin de l’œil. Je lui souris et lui fis un petit signe de la main.

En entrant dans le jardin intérieur, je me dirigeai vers la salle à manger. Tout le monde était déjà installé à table. Je m’attendais à recevoir une remarque ou une réprimande pour mon retard habituel, mais tout ce que je reçus fut un regard sérieux des adultes, accompagné d’un silence pesant comme un rocher. Je pensai à la gifle de mamie et décidai de garder pour moi mes questions sur la femme de la chambre près du galpón.

Le lendemain, après le petit-déjeuner, je retournai voir la femme étrange. Je frappai plusieurs fois à la porte, mais personne ne répondit. Je l’entrouvris et lançai d’une voix forte :

— Bonjour ! C’est moi, Álvaro. Je peux entrer ?

Mais le silence qui régnait était celui, familier, des pièces vides. J’ouvris davantage la porte et entrai. Le lit était fait et impeccablement ordonné, mais il n’y avait personne. Comment cette femme pouvait-elle se déplacer dans la maison sans que personne ne la voie ?

Je sortis de la pièce en refermant soigneusement la porte. En regardant vers le galpón, je remarquai que la grande porte pour les voitures, donnant sur la rue Zañartu, comportait une petite porte pour les piétons. Je me dis que cette femme n’était probablement pas un membre de notre famille, mais plutôt quelqu’un qui louait la chambre et sortait par cette porte. Cela expliquerait pourquoi elle avait eu peur de nous la veille. Mais une question restait : où allait-elle pour ses besoins ?

— Tu te demandes où elle va pour ça ? répéta Paloma, un sourire moqueur. — Je suppose qu’elle utilise la salle de bain du galpón.

— Le galpón a une salle de bain ? demandai-je, étonné, pensant connaître chaque recoin de la maison.

— Oui, viens voir.

Nous passâmes devant l’auge en ciment, et juste derrière, une sorte de petite cuve ressemblant à une jarre géante en terre cuite dissimulait une minuscule pièce. À l’intérieur se trouvaient une douche et une cuvette de toilette. L’endroit était si petit qu’on ne pouvait s’y doucher sans tout éclabousser.

— Alors, elle doit louer la chambre, c’est sûr, — dis-je à ma sœur.

— Probablement, — répondit-elle.

Mais en regardant de plus près, je remarquai que la salle de bain était sale et poussiéreuse, contrairement à la chambre qui était toujours propre et bien rangée. Avec les adultes, on ne sait jamais, alors je laissai tomber cette piste.

Deux semaines plus tard, après l’une de mes escapades sur le toit, je passai devant la chambre et entendis quelqu’un tousser violemment. Je m’arrêtai et écoutai. La femme mystérieuse semblait avoir une quinte de toux. Je frappai à la porte.

— Bonjour ? Vous allez bien ? demandai-je, mais personne ne répondit.

— C’est moi, Álvaro. Bonjour ? dis-je en entrouvrant doucement la porte.

Elle céda facilement, et je vis la femme assise sur le lit, respirant difficilement. J’entrai et demandai :

— Vous voulez quelque chose ? Un verre d’eau ?

Elle ne répondit pas, semblant m’ignorer. Après une profonde inspiration, comme après une violente quinte de toux, elle se recoucha.

— Vous voulez quelque chose ? insistai-je, mais toujours rien.

Je me dis qu’elle devait être sourde. Je m’approchai avec hésitation et touchai légèrement son bras. Elle sursauta et ouvrit les yeux. En me voyant, elle eut de nouveau cet air de frayeur. Bien sûr, si elle était sourde, je lui avais probablement fait une peur bleue.

— Je suis désolé, pardon, — murmurai-je.

Elle semblait un peu plus calme, mais ne fit que me fixer en silence, avant de fermer les yeux et, encore une fois, de m’ignorer.

Je sortis de la chambre, refermant la porte doucement, même si je savais qu’elle ne pouvait pas m’entendre. Je décidai de prendre une feuille de papier dans le bureau de grand-père pour lui écrire un message. En traversant le petit jardin au centre de la maison, je passai près de Daniela, qui était absorbée par un petit scarabée.

— Tu l’as encore vue ? me demanda-t-elle.

— Oui. Il s’avère qu’elle est sourde. C’est pour ça qu’elle a peur et qu’elle ne répond pas.

Paloma, qui aidait mamie dans la salle à manger, nous entendit parler et s’approcha.

— Tu as encore vu la dame de la chambre louée ?

— Il dit qu’elle n’entend pas, répondit Daniela. — Mais elle n’est pas là.

— Mais bien sûr qu’elle est là ! Le problème, c’est qu’elle n’entend pas. Elle est sourde, rétorquai-je.

— Qui est sourde ? demanda ma tante, qui nous avait entendus en passant pour aller aider sa mère.

— La dame à qui mamie loue la chambre dans le galpón, répondis-je.

— Mamie ne loue rien du tout. Cette vieille chambre sert maintenant de débarras à votre grand-père, déclara-t-elle.

— Mais je viens juste de la voir ! Je lui ai proposé de l’eau parce qu’elle avait une forte quinte de toux, insistai-je.

— Quoi ?! Quelqu’un a dû entrer de la rue. Une sans-gêne, sûrement, dit-elle en marchant rapidement vers la chambre. Nous la suivîmes presque en courant. Une fois arrivée, elle ouvrit la porte d’un coup, jeta un regard à l’intérieur, puis se tourna vers nous.

— Très drôle, dit-elle avant de repartir.

Je me postai sur le seuil et regardai à l’intérieur. Il y avait des boîtes empilées au fond, couvertes de poussière. Je reconnus le lit grâce aux boules de laiton aux coins, mais il était adossé au mur, rouillé et sans sommier. Il ne restait qu’un cadre en métal. Les meubles et la table de chevet avaient disparu.

— Je vous jure qu’il y avait quelqu’un qui dormait ici. Elle était sur ce lit, mais il était fait. N’est-ce pas, Paloma ? dis-je en me tournant vers ma sœur, qui se tenait à mes côtés avec un air effrayé.

— Tout est comme avant que la dame n’arrive, dit-elle.

— Toi aussi ? Très drôle. Daniela, tu as vu cette dame ? demanda ma tante, nous jetant un regard perçant.

Paloma et moi nous tournâmes vers notre petite sœur, curieux de sa réponse.

— Oui, je l’ai vue, mais elle n’était pas ici, répondit-elle calmement.

Ma tante, qui savait que Daniela ne mentait jamais, nous regarda, le visage soudain plus pâle.

— À quoi ressemblait-elle ? demanda-t-elle.

— Le lit était bien fait avec une couverture. Il y avait une table de chevet, un meuble avec des affaires de femme, et une armoire au fond, dis-je rapidement, un peu nerveux. Je commençais à deviner où ma tante voulait en venir.

— Pas la chambre. La dame.

— Elle était plus vieille que mamie, avec les cheveux blancs, dit Paloma.

— Et elle toussait, ajoutai-je.

— Et elle n’était pas ici, conclut Daniela. Un silence s’installa lorsque nous réalisâmes qu’elle avait raison.

Notre tante, encore plus pâle que tout à l’heure, nous regarda et dit :

— La dernière personne à avoir dormi dans cette chambre était tante Carlota. Elle était la tante de votre grand-père. Elle est morte d’une bronchite quand j’étais au lycée, bien avant votre naissance.

La bouteille

Quelques semaines plus tard, nous étions de retour chez nous, à Valparaíso. Même si, avec les adultes, nous n’avions jamais évoqué la gifle ni ce que nous appelions entre nous « le fantôme de tante Carlota », cela devint le sujet principal de nos discussions estivales. Je dois préciser que mon père était athée et ma mère agnostique. De plus, dans ces années-là, l’éducation publique au Chili était entièrement laïque. Tout cela faisait que nous n’avions jamais été exposés à l’idée que des êtres invisibles pouvaient faire partie de la vie des gens. Dans la culture populaire chilienne, les fantômes servaient avant tout à effrayer. Mais nous nous souvenions tous très bien que c’était cette dame, et non nous, qui avait eu peur. Ce renversement inattendu alimenta de nombreuses discussions et théories.

Pour ma part, ma seule expérience des fantômes se limitait à la lecture du Fantôme de Canterville d’Oscar Wilde. Je n’avais pas encore découvert les magazines d’horreur comme Le sinistre Dr. Mortis, et il ne m’était jamais venu à l’esprit d’avoir peur. Paloma, en revanche, avait des frissons rien qu’à penser qu’elle avait partagé une pièce avec un fantôme. Daniela, bien plus jeune et pragmatique, nous rappelait de temps en temps que la dame n’avait jamais vraiment été là. Pourquoi, donc, s’en préoccuper ?

Avec le temps, « le fantôme de tante Carlota » cessa d’être le sujet de nos conversations. Pourtant, certaines choses continuaient de m’intriguer. Pourquoi ce fantôme avait-il eu peur de nous ? Dans toutes mes lectures sur le sujet, je n’avais jamais rencontré l’idée de fantômes craignant les vivants. En revanche, cela s’intégrait parfaitement dans les concepts de science-fiction. Un voyage dans le temps pouvait tout expliquer. Si, d’une manière ou d’une autre, nous avions voyagé dans le passé, quinze ans plus tôt, tout prenait sens, même la peur de la femme à notre égard.

Cette théorie du voyage dans le temps m’apporta une certaine tranquillité d’esprit, jusqu’au jour où une sœur de ma mère laissa traîner un magazine du Dr. Mortis à la maison. Curieux, comme toujours, je le lus. À la fin, j’avais peur des fantômes. Une peur terrible. Peu de temps après, nous rencontrâmes ce que nous avons appelé plus tard le fantôme du coin.

C’était un jour ensoleillé de décembre, environ une heure avant le déjeuner. Ma mère réalisa qu’il lui manquait du lait. Il faut se rappeler qu’à cette époque, il n’y avait ni centres commerciaux ni supermarchés. Les courses se faisaient dans les petites épiceries du quartier. Au Chili, ou du moins dans ma famille, c’était aux enfants qu’incombait la tâche de faire ces petites courses du quotidien, comme aller chercher du lait ou du pain, ou encore gérer les achats de dernière minute.

— Paloma, Álvaro ! appela notre mère.

J’étais dans le jardin, absorbé par une tentative de comprendre comment les fourmis parvenaient à suivre le même chemin, toujours le même. Mais mes recherches scientifiques n’aboutissaient à rien, alors je répondis :

— Quoiiii ?

Ma mère, avec son incroyable talent pour se déplacer sans bruit, surgit juste à côté de moi. Sa soudaine apparition me fit sursauter.

— Quand je t’appelle, c’est pour que tu viennes, pas pour que je crie après toi, dit-elle.

Depuis l’intérieur de la maison, j’entendis Paloma crier à son tour :

— Quoooooiiii ?

Ma mère leva les yeux au ciel, visiblement exaspérée, et se tourna vers moi.

— Allez, viens à l’intérieur. Vous devez aller acheter du lait. Je n’en ai plus.

— Nooon, pas maintenant ! cria ma sœur en apprenant qu’il fallait aller chercher du lait, bien qu’elle ne semblait rien faire d’important. — Qu’Álvaro y aille, s’il te plaît.

Paloma avait un certain talent pour convaincre, et plus d’une fois, ma mère avait cédé. Mais cette fois-ci, elle resta inflexible.

— Vous y allez tous les deux, et tout de suite, nous dit-elle. — Paloma, voici l’argent. C’est juste, alors ne t’attends pas à avoir de la monnaie. Álvaro, prends la bouteille.

Elle me lança un regard insistant. À cette époque, il faut dire que les choses étaient un peu moins stupides et consuméristes qu’aujourd’hui. Quand on achetait du lait ou des boissons, il fallait ramener une bouteille vide du même produit, sinon, on vous facturait la bouteille en plus. Ainsi, on ne payait que le contenu.

Nous sortîmes de la maison et marchâmes en direction de la petite épicerie du quartier où l’on vendait du lait en bouteille. Il faisait chaud, et ni Paloma ni moi n’avions envie d’y aller, mais notre mère n’était pas d’humeur à tolérer des enfants récalcitrants. Elle était rarement de mauvaise humeur, mais quand cela arrivait, nous savions tous qu’il valait mieux ne pas discuter.

En arrivant à l’angle de la rue, je commençai à ressentir la chaleur. J’avais joué dans le jardin, et j’étais en sueur. La bouteille glissait de mes mains, et, craignant de la laisser tomber, je demandai à Paloma si elle pouvait la porter un instant pendant que je m’essuyais les mains sur mon pantalon. Elle accepta, mais au moment où je lui passais la bouteille, je trébuchai sur une fissure dans le trottoir.

Nous essayâmes tous les deux d’attraper la bouteille qui s’éleva légèrement dans les airs avant de commencer à retomber juste devant nous. Nous soupirâmes de soulagement en même temps et tendîmes la main pour la saisir. Mais nous nous immobilisâmes, stupéfaits. La bouteille ne tombait pas à une vitesse normale. Elle descendait très, très lentement.

Nos regards se croisèrent, et instinctivement, nous retirâmes nos mains de cette chose qui, soudainement, ne semblait plus être une simple bouteille.

Elle flottait dans l’air comme si elle était plus légère qu’un ballon d’anniversaire. Elle arriva au sol, inclinée sur le côté, et le toucha doucement avec un petit son, comme lorsqu’on frappe un verre avec une cuillère. À cet instant, je pensai que tout cela n’était qu’un effet d’optique, et que la bouteille allait maintenant éclater en mille morceaux. Mais non. Elle se posa lentement sur le trottoir, puis, seulement une fois totalement couchée sur le côté, elle commença à rouler à une vitesse normale, avant de s’arrêter un peu plus loin.

Paloma et moi ne bougions pas. Nous fixions la bouteille, prêts à réagir si elle faisait encore quelque chose d’étrange. Mais rien. Juste une bouteille couchée sur le trottoir.

Je m’approchai et lui donnai un petit coup de pied pour m’assurer qu’elle n’avait pas d’autres idées absurdes sur la manière dont une bouteille devait interagir avec la gravité. Elle roula un peu, puis s’arrêta.

Encuentros con lo Inexplicable

— Ramasse-la et partons d’ici, me dit Paloma, un peu effrayée, brisant net l’histoire que je me racontais mentalement. Dans mon esprit, je devenais soudain un enfant doté de pouvoirs mentaux capables de déplacer des objets par la pensée. Si cela s’était produit des décennies plus tard avec un autre enfant, il serait probablement déjà en train de faire la queue pour devenir apprenti Jedi.

Je ramassai la bouteille avec un certain respect, mais, au final, ce n’était toujours qu’une simple bouteille de lait vide.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je à Paloma en remarquant qu’elle ne prêtait plus attention à la bouteille et regardait autour d’elle avec nervosité.

— C’est sûrement un fantôme qui a fait ça, répondit-elle tandis que nous nous éloignions du trottoir.

— Tu crois ? Si c’est le cas, c’était un fantôme sympa. Si la bouteille s’était cassée, j’aurais… on aurait eu droit à une sacrée réprimande.

— Ça m’est égal, répondit-elle sèchement. — Un fantôme, c’est un fantôme, et toi comme moi, on sait qu’ils existent.

Je pensai à la femme de la chambre et à ce magazine du Docteur Mortis. En rentrant chez nous, nous évitâmes ce coin de rue pendant des semaines, changeant systématiquement de trottoir pour ne pas repasser par là.

Quand nous racontâmes l’histoire à notre bande du quartier, la Villa Berlín, l’endroit fut immédiatement baptisé l’Angle du Fantôme. Ce coin de rue inspira un respect mêlé de crainte à tout le monde.

Des années plus tard, en repassant par cet endroit, devenu adulte, je ne pus m’empêcher de penser au fantôme.

Ou bien… était-il possible que nous ayons vraiment des pouvoirs mentaux ?

 

Cours de mathématiques

Encuentros con lo Inexplicable

Les vacances d’été, comme toujours, avaient cette fâcheuse habitude de filer à toute vitesse. À peine avais-je eu le temps de les apprécier qu’il fallait déjà retourner à l’école. Là, les jours et les heures semblaient s’étirer, comme si elles voulaient se venger des instants volés par l’été.

Je m’attendais à ce que tout soit exactement comme avant : long, ennuyeux, et ponctué de querelles régulières avec les professeurs – et, par conséquent, avec mon père. Pourtant, en entrant en classe, je ressentis un léger frisson d’espoir, comme si quelque chose de différent pouvait survenir.

Quand j’étais plus jeune, à mes débuts à l’école, j’étais arrivé avec une soif immense d’apprendre. Mais ma première désillusion ne tarda pas : elle arriva en cours de lecture, quand j’avais six ans. Je me souviens encore de cet enthousiasme, de cette envie de montrer à l’instituteur que je savais déjà lire. Ma grand-mère m’avait appris à lire à l’âge de quatre ans, et à cet âge-là, je dévorais des romans que je piquais dans la bibliothèque de mon père.

Quand vint mon tour de lire, j’abordai avec assurance une de ces phrases simples comme « Pepa aime maman et maman aime Pipo. » Mais à peine avais-je commencé que mes camarades se plaignirent auprès du maître qu’ils ne pouvaient pas suivre. L’instituteur me demanda de m’arrêter et passa au suivant. Je ne fus plus jamais invité à lire.

C’était une étrange punition pour avoir bien fait les choses. Cela m’avait laissé un goût amer, renforçant une suspicion naissante : les adultes, malgré leurs airs de supériorité, n’avaient qu’une compréhension limitée des choses ou étaient tout simplement un peu bêtes.

Le cours de lecture devint une véritable corvée, mais celui de mathématiques me sauva. Additionner, soustraire… c’était comme jouer avec les chiffres, et j’y trouvais une fascination que je n’avais pas encore connue.

Les choses changèrent considérablement le trimestre suivant, quand le maître nous annonça, comme une grande nouvelle, que nous allions apprendre à additionner des nombres à deux chiffres !

J’avais tout compris dès le premier cours, mais il me fallut passer près de trois mois à faire des additions de ce type. Cela me dépassait. Par la fenêtre, je voyais un monde fascinant, rempli de mystères et d’aventures à découvrir, tandis que moi, j’étais enfermé à additionner des nombres. Pour moi, les adultes étaient soit complètement fous, soit incroyablement stupides.

Le summum arriva au dernier trimestre, lorsque le maître annonça à grand renfort de gestes que nous allions apprendre à additionner des nombres… à trois chiffres ! Là, c’en était trop. Ce jour-là, je décidai de ne plus jamais écouter le maître, ni même mon père, qui semblait penser qu’il fallait obéir aveuglément aux professeurs. Lui, je pouvais un peu plus le comprendre : après tout, il enseignait les mathématiques et la physique à l’université, et tout le monde sait que les gens du même métier se couvrent toujours entre eux.

À partir de ce moment-là, plus de devoirs pour moi. Vous n’imaginez pas dans quel pétrin je me suis mis. Des disputes avec mon maître, des discussions animées avec le directeur de l’école, et des confrontations encore plus sérieuses à la maison. Dans les années 60, on considérait que tout bon père devait punir physiquement ses enfants s’ils manquaient à leurs responsabilités. Ce fut une période très désagréable, mais j’étais têtu, et jamais je n’aurais laissé des adultes, qui trouvaient important d’additionner trois chiffres, me dicter ma conduite.

Des années plus tard, lors d’un repas chez mon père, il raconta que ni lui ni aucun des professeurs que j’avais eus n’avaient jamais rencontré un enfant aussi rebelle. Si quelqu’un avait pensé à m’expliquer ce qu’était un programme scolaire et pourquoi les choses se faisaient ainsi, tout aurait été différent. Mais les adultes étaient trop habitués à donner des ordres sans explications, en supposant que les enfants obéiraient.

Au final, j’ai gagné. Mon père finit littéralement par se fatiguer de me punir avec sa ceinture et me laissa tranquille. Quant à mon professeur de mathématiques, le dénouement fut plus subtil, mais pour moi, tout aussi surprenant. Nous avions trouvé un accord tacite : je ne faisais pas les devoirs, mais je devais écouter en classe.

Un jour, il écrivait au tableau les exercices que mes camarades devraient faire à la maison. Puis quelque chose arriva, et je me sentis insulté. Il avait inscrit un problème que nous avions déjà fait trois semaines auparavant. Moi, qui en général ne participais jamais, je levai la main. Toute la classe s’arrêta d’écrire, silencieuse. Le professeur se retourna.

— Qu’y a-t-il, Álvaro ?

— Ce problème. Le quatrième de la première ligne. Nous l’avons déjà fait il y a trois semaines.

Il me regarda quelques secondes, puis se tourna vers Oscar, le meilleur en mathématiques.

— Oscar, peux-tu vérifier les devoirs d’il y a trois semaines ?

Oscar, très organisé, feuilleta ses pages de gauche à droite. Soudain, il s’arrêta et fixa une page.

— Oui, Monsieur Espinoza. C’est ici.

À ces mots, la classe explosa.

— Ce n’est pas juste ! cria quelqu’un depuis le fond.

— Avec toute la peine que je me donne, je ne veux pas refaire la même chose ! protesta un autre, tandis que des murmures parcouraient la salle.

— Bien, bien. Ne vous inquiétez pas, on va arranger ça, dit M. Espinoza en effaçant le premier nombre de l’addition pour en mettre un autre. Puis, il se tourna vers moi.

— Celle-ci, on ne l’a pas faite.

— Non. Celle-là non plus, répondis-je, toujours offensé.

Pour moi, ce n’était pas grand-chose, mais cet événement marqua un tournant. Dès lors, M. Espinoza, plusieurs fois récompensé par le ministère de l’Éducation de Valparaíso comme le meilleur enseignant primaire de la région, me traita avec respect. Plus jamais il ne me demanda de faire des devoirs de mathématiques. Les cours devinrent même agréables.

Mais mon père, insatisfait de mes résultats scolaires, me changea d’école. Tout recommença. Après quelques mois, les professeurs abandonnèrent et me laissèrent en paix. Ce fut là que quelque chose d’important se produisit sans que je m’en aperçoive. Dans ma tête, j’étais toujours perdu dans des mondes bien plus intéressants que les cours. Pendant ce temps, ils enseignèrent les tables de multiplication à la classe, et, lorsque tout le monde les connaissait, ils passèrent aux divisions.

Nous étions à l’année où j’avais rencontré tante Carlota et le fantôme du coin. Un jour, par curiosité, j’écoutai enfin le professeur de mathématiques. Il parlait des divisions de nombres à quatre chiffres. Cela m’intéressa, jusqu’à ce que je réalise qu’il fallait connaître les tables de multiplication, que j’avais toujours considérées comme une façon illogique d’additionner. Je me mis à toute vitesse à les apprendre, mais je n’avais réussi qu’à mémoriser celle de quatre quand le professeur fit ce qu’il faisait régulièrement : un contrôle surprise.

Ce jour-là, c’était mon tour.

Il me demanda de résoudre une division à trois chiffres au tableau, devant toute la classe. Cela semblait simple, mais je ne savais pas quoi faire. Impossible de lui dire que je ne connaissais pas les tables, et donc que je ne savais pas diviser.

Je pris une décision : je bluffais jusqu’au dernier moment. Je me levai, m’approchai du tableau, et fixai la division inscrite à la craie. 462 divisé par 3. Je regardai les chiffres un moment, puis je pris une grande décision : dire la vérité.

 

Encuentros con lo Inexplicable

« Un », dit une voix. Je tournai la tête vers le professeur, pensant que c’était lui qui avait parlé, mais il me regardait déjà avec un air d’ennui bien prononcé. Je me retournai vers la classe. Tous me fixaient attentivement, mais cela ne pouvait pas être l’un d’eux. Si je l’entendais, le professeur l’aurait entendu aussi et n’aurait pas toléré un tel chuchotement.

« Écris un un au-dessus du quatre », dit la voix. Non, ça ne venait de personne dans la classe, et le professeur n’avait pas prononcé un mot. Je me tournai vers le tableau, écrivis un un au-dessus du quatre, puis jetai un coup d’œil au professeur. Il avait toujours le même air lassé.

« Maintenant, mets un trois sous le quatre », ajouta la voix. Je m’exécutai, puis regardai à nouveau le professeur. Cette fois, il semblait un peu plus intéressé.

« Mets un un sous le trois », poursuivit la voix dans ma tête. Était-ce un fantôme passionné de mathématiques ?

« Maintenant, mets un six à côté de ce un. »

Je m’exécutai, puis jetai un œil au professeur. Cette fois, il me sourit légèrement et hocha la tête d’un air approbateur. Cette voix, quelle qu’elle soit, semblait savoir ce qu’elle faisait. Était-ce un fantôme ou bien avais-je la capacité de capter les pensées de l’un des petits génies de la classe ?

« Mets un cinq à côté du un en haut. »

Je le fis sans hésitation.

« Bien. Maintenant, écris un quinze sous le seize. »

Je le fis à nouveau et, du coin de l’œil, je regardai le professeur. Il paraissait toujours intéressé. À ce stade, je décidai de faire confiance à cette voix mystérieuse dans ma tête, même si je n’avais aucune idée de qui ou de quoi il s’agissait. Elle semblait vouloir m’aider.

« Écris un un sous le cinq en bas. »

Je suivis l’instruction sans poser de questions.

« Maintenant, ajoute un deux à côté. »

Je le fis, un peu plus sûr de moi. Ce garçon ou cette fille avec des pouvoirs mentaux, ou ce fantôme, semblait parfaitement savoir ce qu’il faisait. Ce n’était certainement pas une blague.

« Mets un quatre à côté du cinq en haut. »

Encore une fois, j’obéis.

« Maintenant, écris un douze sous l’autre douze, puis un zéro sous le deux de ce douze. »

Je m’exécutai et attendis d’autres instructions. Mais la voix mystérieuse se tut soudain.

— Très bien, Álvaro. Tu peux retourner t’asseoir, déclara le professeur. — Mais la prochaine fois, pense à tracer les barres pour séparer les soustractions.

Je regardai ce que j’avais écrit, puis le professeur. Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire. Sans poser de questions, je posai rapidement la craie et retournai à ma place.

Ma table se trouvait tout au fond de la classe, aussi loin que possible des professeurs. En chemin, je profitai de l’occasion pour observer mes camarades, cherchant un geste, un clin d’œil ou un signe de « bien joué », quelque chose qui me permettrait de deviner qui était la personne avec ces pouvoirs mentaux. Mais personne ne fit quoi que ce soit.

Arrivé à mon bureau, je conclus que c’était un fantôme. Apparemment, les fantômes étaient bien plus sympathiques que ce que laissaient penser les magazines d’horreur.

Encore aujourd’hui, je me demande qui, ou quoi, m’a aidé ce jour-là.

Quelqu’un dans l’armoire

L’idée que quelque chose se cache dans une armoire apparaît dans de nombreux livres et films. Je suppose que beaucoup de personnes s’y reconnaissent, car elles ont, un jour ou l’autre, surtout dans leur enfance, ressenti une présence qui les observait depuis une porte entrouverte, là où il ne devrait y avoir que des vêtements. Ce que je vais vous raconter parle de cela, bien sûr, mais du point de vue de quelqu’un qui ne croit pas aux fantômes.

Avec ma femme et notre premier enfant, alors âgé d’environ trois ans, nous vivions dans un vieil appartement situé en plein centre de Bilbao. Cet appartement appartenait à la famille de ma femme, et elle y avait vécu lorsqu’elle était enfant. Mieux encore, la chambre que nous avions aménagée pour notre fils était celle de son enfance.

Lorsque nous sommes arrivés en Espagne, après avoir passé plusieurs années de mariage à vivre dans différentes villes d’Europe, nous avons eu la chance d’habiter cette maison remplie de souvenirs : meubles anciens, photos, et toutes sortes d’objets ayant appartenu aux ancêtres de ma femme.

Pour moi, tout cela était fascinant. J’avais quitté mon pays natal à l’âge de dix ans et je n’y étais jamais retourné. Depuis, j’avais déménagé environ quarante fois, changé de ville une vingtaine de fois et vécu dans six pays différents. Au cours de toutes ces migrations, je n’avais jamais habité une maison contenant des objets ayant appartenu à mes ancêtres. Alors, voir mon fils dormir dans le lit où sa mère avait dormi enfant me semblait tout simplement incroyable.

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Un jour, alors que nous nettoyions la chambre, María, ma femme, me raconta qu’elle avait ressenti quelque chose d’étrange quelques jours auparavant. Elle était seule dans la pièce et avait senti une présence dans l’armoire. Cela aurait pu rester une expérience isolée si elle ne s’était pas souvenue que, lorsqu’elle était enfant et que cette pièce était la sienne, elle avait souvent ressenti cette même présence.

Elle se souvenait que cette présence était lourde, empreinte de négativité, et qu’elle lui faisait terriblement peur. Elle demandait qu’on ferme la porte de l’armoire, mais parfois, celle-ci restait entrouverte, et elle ne pouvait pas dormir. Il était hors de question de s’approcher pour la fermer elle-même. Plus elle se rapprochait, plus la présence devenait oppressante, et la peur prenait le dessus.

Pour moi, qui trouvais tout ce qui concernait cette maison profondément pittoresque, cette histoire rendait les choses encore plus fascinantes. Une maison remplie de meubles anciens, de souvenirs de toutes sortes… et d’un fantôme dans l’armoire. Que demander de plus ?

 

Comme vous l’aurez remarqué, ma famille semble avoir une certaine capacité à ressentir des “énergies” étranges, et María en était bien consciente.

Un soir, alors que je m’apprêtais à aller me coucher, María m’appela d’une voix nerveuse :

— Álvaro, tu peux venir ?

Je savais qu’elle était en train d’aider notre fils à enfiler son pyjama, alors je me rendis dans la chambre. Ils étaient tous les deux assis sur le lit, m’attendant. María prit la main du petit et lui dit :

— Dis à papa ce que tu viens de me dire.

— Il y a quelqu’un de méchant dans l’armoire, dit-il, visiblement inquiet.

María me regarda, et dans ses yeux, je lus la peur.

Encuentros con lo Inexplicable

Quand je rangeais les vêtements de notre fils, j’avais déjà remarqué cette présence. Elle était très subtile, comme lorsqu’on s’approche d’une maison où il y a un chien calme. On sait qu’il n’aime pas qu’on s’approche, qu’il vous observe, mais sans plus.

Cependant, je n’étais pas prêt à laisser mon fils vivre la même expérience que María. Cela me mit en colère. En deux pas, je fus devant l’armoire et je regardai à l’intérieur. Je ne vis rien d’anormal, mais je sentis une force vitale empreinte de négativité. Elle n’était dirigée contre personne en particulier ; c’était simplement sa nature. Et elle était incroyablement petite, presque insignifiante.

 

Encuentros con lo Inexplicable

Cela me fit penser à un chaton de quelques semaines, mais terriblement de mauvaise humeur. Mais j’étais en colère, et je savais que, quoi que ce soit, ce n’était rien d’autre qu’une forme d’énergie. Une énergie vitale, certes, mais juste de l’énergie.

Je me concentrai sur ma propre énergie vitale, celle qui se manifeste généralement au centre de la poitrine. Je la fis grandir, encore et encore, jusqu’à ressentir une sensation presque incontrôlable. Puis je la compressai fermement avant de la libérer d’un coup. En moins d’une seconde, elle envahit la pièce, puis toute la maison. De la petite “énergie” furieuse, il ne restait absolument rien. Pour vous donner une idée de l’échelle : cette “énergie” était comme un soupir, et ce que j’avais relâché ressemblait à un ouragan.

— Voilà, c’est fait, dis-je à ma femme.

— Merci, répondit-elle.

— Ça ne reviendra jamais.

— La chose qui vivait là est partie ? demanda mon fils.

— Oui. Même si elle paraissait mauvaise, je pense qu’elle vivait là par erreur ou qu’elle n’avait nulle part où aller.

— C’est pour ça qu’elle était en colère ?

— Probablement. Mais je lui ai dit qu’elle ne pouvait pas rester dans la chambre de quelqu’un, alors elle est partie, répondis-je, évitant de mentionner que je l’avais en réalité expulsée de force – ou, pour être exact, totalement annihilée.

En disant cela, je ressentis une pointe de tristesse pour cette “énergie” semblable à un petit chat grognon. Pourquoi était-elle là ? Qu’était-elle exactement ? Ou qui l’avait laissée là ? Ce sont des questions auxquelles je pense parfois.

Tout cela, bien que je ne croie pas aux fantômes, reste un puzzle fascinant.

Un dernier adieu

Presque un an plus tard, j’avais monté ma première entreprise et ma femme était enceinte de notre deuxième enfant. Mon bureau se trouvait dans une pièce de la maison, et je proposais des services spécialisés autour d’un produit IBM destiné aux entreprises du Pays basque. Cela peut sembler simple, mais démarrer une entreprise en Euskadi sans beaucoup de contacts, et pire encore, sans être affilié au PNV, était un défi constant.

Ce que j’avais à mon avantage, c’était une expertise technique très solide et des contacts excellents, mais principalement situés à l’étranger.

Ce jour-là, je me débattais avec des problèmes de paiements d’impôts, sans un sou en banque, étant à mi-projet avec des clients qui payaient à 90 jours. J’étais submergé, cherchant une solution à cette situation dans laquelle je m’étais volontairement plongé. Tout ce que je désirais, du fond du cœur, c’était quelqu’un avec qui parler. Quelqu’un de proche, qui m’écouterait simplement.

— Que se passe-t-il, Álvaro ? dit une voix derrière moi.

J’aurais dû sursauter ou être surpris, mais cette voix était tellement familière. Je me retournai. Devant moi, il y avait ma grand-mère.

— Mamita… mais… Je compris aussitôt que je ne la voyais pas avec mes yeux, mais plutôt avec mon esprit. C’était une étrange superposition entre la vision réelle de la pièce et sa présence dans mon esprit. Ce qui était extraordinaire, c’est qu’elle semblait se déplacer en tenant compte de la position des meubles – de vieux meubles en bois massif appartenant à la famille de ma femme.

Lorsqu’elle toucha un fauteuil à bascule, celui-ci bougea légèrement. Ce n’était pas une simple hallucination.

Elle me regarda un moment et dit :

— Quand tu étais petit, tu étais comme ta mère, mais maintenant, tu ressembles de plus en plus à ton grand-père.

Je ne savais pas quoi répondre à une personne que je savais être à plus de dix mille kilomètres de là.

— Je t’ai entendu, alors je suis venue te voir avant de partir. Que se passe-t-il ?

“Partir”, pensai-je. À cet instant, je compris que ce serait la dernière fois que je verrais ma grand-mère. Je devais lui parler autant que possible.

— Je n’ai que des problèmes, et tout semble aller de pire en pire. J’ai l’impression que tout va mal, dis-je, incertain qu’elle puisse m’entendre.

Ma grand-mère regarda la pièce, l’ordinateur, les meubles, puis jeta un coup d’œil par la fenêtre. Elle observa la ville un moment, puis se tourna à nouveau vers moi.

— Tu vis dans une maison magnifique, tu as un fils merveilleux, ta femme t’aime et elle va te donner un autre enfant, et tu dis que tout va mal ? demanda-t-elle avant de laisser éclater un immense rire.

En souriant, elle s’approcha de moi et caressa ma joue. Je sentis son toucher, sans aucun doute. Puis, tout simplement, elle disparut.

Je me retrouvai seul dans la pièce, accompagné uniquement du bourdonnement de l’ordinateur et du murmure de la ville derrière la fenêtre. Moins d’une heure plus tard, je perdis le sentiment de la présence vitale de ma chère mamita.

Ma grand-mère, qui avait toujours été un pilier de stabilité et d’amour, n’était plus là.

Ce soir-là, ma sœur m’appela pour m’annoncer que notre grand-mère était morte dans l’après-midi. Je pleurai, mais je fus aussi profondément reconnaissant d’avoir pu lui parler une dernière fois.

Non seulement cela, mais aussi d’avoir reçu d’elle une leçon précieuse.

Et pour ceux qui pensent que j’ai vu un fantôme – ces fantômes auxquels je ne crois pas – sachez que ma grand-mère est morte juste après être venue me voir et m’avoir donné son meilleur conseil. Ce rire, ce moment, m’a appris qu’à la fin de notre vie, tous les efforts, les succès professionnels, la reconnaissance sociale ou l’argent deviennent insignifiants en comparaison des moments vécus avec ceux qui nous aiment.

Chacun de ces instants est un trésor inestimable. Mais il faut les vivre. Être pleinement présent, ressentir l’étreinte de ses enfants, savourer le baiser de son partenaire, comme si rien d’autre n’existait à cet instant.

La vie, c’est un coucher de soleil, marcher pieds nus sur l’herbe humide, les premiers flocons de neige, le regard de votre animal de compagnie, le vol des hirondelles ou une promenade dans une vieille forêt.

Ces trésors, je les ai compris grâce à ce rire. Il était clair que ma grand-mère était une grande enseignante.

 

Abuela saludando a su nieto

Fin

Ce récit est dédié à une personne très importante dans ma vie : ma tante Dina Ahumada Gallardo. Une autre des grandes enseignantes de ma famille.

 

 

Mes remerciements pour tout le soutien et la première lecture vont à Dolores Póliz, pour cette édition qui apporte une touche de perfection au récit, ainsi qu’à Loreto Alonso-Alegre pour ses commentaires inestimables sur la version originale en espagnol.

 

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